Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

14.6.15

QUESTIONS FOR TOMORROW (NOW)


In all languages

Le flux médiatique se gave de congrès de partis politiques guignolesques, de relaxe de notables proxénètes, de fierté de ventes d'avions meurtriers à des régimes qui ne le sont pas moins, de scandales de balle au pied, de caprices de ministres, de CAC40-en-hausse-en-baisse, de Grand Paris indécent, de grands chantiers pharaoniques inhumains. Ceux qui sont rapidement et abstraitement désignés comme "migrants" y apparaissent en pointillé. Leurs naufrages réguliers dans les eaux de Méditerranée tirent trop souvent de simples larmes de crocodiles. Comme les "pauvres", les "chômeurs", les "sans papiers",  les "minimas sociaux" et autres appellations ne recueillant pas les suffrages des amateurs de démocratie-une-fois-tous-les-cinq-ans, ces migrants ne sont pas des entités anonymes, des masses d'ombres. La moindre des choses, la moindre humanité, est d'accueillir ces êtres humains au courage inimaginable qui ont survécu à des voyages d'enfer, avec générosité et gentillesse tant ils forcent le respect et bouleversent nos réduits. La moindre des choses pour nous est aussi d'échapper à la honte. 

Change of Century

Jeudi 11 juin 2015, à Paris, les migrants accueillis par l'association du Bois Dormoy doivent partir, l'association n'assumant plus au motif que "L’association gestionnaire du jardin partagé du Bois Dormoy n’a pas la capacité de se substituer aux pouvoirs publics (État et Ville de Paris) dans le traitement des questions humanitaires, sanitaires et administratives liées à la situation des migrants." Compréhensible sans doute. La différence historique de points de vue (c'est vieux comme la guerre d'Espagne) des soutiens des migrants éclate alors : il y a ceux qui pensent s'entendre avec les autorités et ceux qui ne leur font aucune confiance.  On traduira éventuellement par : ceux qui préfèrent accompagner la misère et ceux qui souhaitent la combattre. L'occupation de la caserne de pompiers désaffectée de Château-Landon commence contre l'avis des premiers. L'Armée du Salut (qui distribue des repas aux SDF dans ce lieu) dispense des repas aux migrants investissant l'endroit. Chapeau !

The Shape of Jazz to Come

La police arrive, nombreuse, prend le contrôle du carrefour rue de l’Aqueduc-rue Philippe de Girard. Certains migrants ne peuvent entrer et se retrouvent avec les manifestants présents et ceux qui arrivent dans le quartier. Un migrant menace de se jeter du haut du pont métallique sur les rails de la Gare de l'Est. Le trafic ferroviaire est suspendu. Une petite ("esprit du 11 janvier es-tu là ?") foule déterminée se presse à l'extérieur. La police charge à plusieurs reprises. La fanfare Invisible mais fort présente - une vingtaine de musiciens - continue à jouer lors de ces manœuvres, surpassant la crainte des gaz lacrymogènes, des rapides mouvements de foules et la brutalité policière. Ils entonnent, sans défaillir, "El pueblo unido jamás será vencido" repris en chœur par les manifestants, la police recule, un très beau moment de musique, de dignité, de vie. Chapeau !

Broken shadows

Rue de l'Aqueduc, barrage de police, on ne peut passer. Quelques migrants qui n'ont pu rentrer dans la caserne errent. L'un d'eux porte un grand sac de plastique gris. Un des flics qui a l'air de s'ennuyer un brin s'adresse à lui, sourire en coin, en pointant le sac avec sa matraque : "Qu'est-ce que t'as dans ton sac ?, il fait simplement signe en joignant ses mains penchées vers sa tête qu'il voudrait seulement dormir, l'argousin se marre : "il fait chaud là, t'as besoin de rien pour dormir". Le tutoiement lors des contrôles policiers pour qui n'est pas de type caucasien est habituel et quotidien. Faut-il vraiment s'y habituer ?

Tomorrow is the question

Plus tard, les migrants "acceptent" (les problèmes de langues sont importants et les pressions diverses certainement fortes - les versions sont contradictoires) de sortir et d'être temporairement conduits pour une durée non garantie dans trois foyers (deux à Paris et un à Nanterre). Les CRS repoussent les soutiens. 110 places négociées. D'où sort ce chiffre de 110 ? Il reste une cinquantaine de migrants ne sachant où aller. Quelques personnes proposent des hébergements. Les autres se dirigent vers les jardins d'Éole dans le XIXème. Où seront-ils demain ?

Who's Crazy 

On connait l'extrait de phrase attribuée à Michel Rocard (ex scout du PSU recyclé businessman du PS), reprise à bon compte par les perroquets politiques de droite et de gauche modernisée. On sait moins son intégralité énoncée lors de son passage à la télévision le 3 décembre 1989 : «Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde. La France doit rester ce qu’elle est, une terre d’asile politique, nous sommes signataires de la convention de Genève […] mais pas plus. […] Il faut savoir qu’en 1988 nous avons refoulé à nos frontières 66 000 personnes. 66 000 personnes refoulées aux frontières ! A quoi s’ajoutent une dizaine de milliers d’expulsions depuis le territoire national. Et je m’attends à ce que pour l’année 1989 les chiffres soient un peu plus forts.». Il confirmera le 13 décembre à l'Assemblée Nationale : «Puisque, comme je l’ai dit, comme je le répète, même si comme vous je le regrette, notre pays ne peut accueillir et soulager toute la misère du monde, il nous faut prendre les moyens que cela implique.» Le 7 janvier 1990, il insiste : «J’ai beaucoup réfléchi avant d’assumer cette formule. Il m’a semblé que mon devoir était de l’assumer complètement. Aujourd’hui je le dis clairement. La France n’est plus, ne peut plus être, une terre d’immigration nouvelle. Je l’ai déjà dit et je le réaffirme, quelque généreux qu’on soit, nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde […] Le temps de l’accueil de main-d’œuvre étrangère relevant de solutions plus ou moins temporaires est donc désormais révolu.». Le Front National était alors bien en selle, déjà puant régulateur de la vie politicienne. Sa cavalerie n'a fait que grandir et avec elle les idées xénophobes hypocritement encouragées par les gouvernements successifs. Jusqu'où ?

Friends and Neighbors 

Et pourquoi ne devrait-on pas prendre notre part sérieuse et appliquée dans "l' accueil et le soulagement de toute la misère du monde" lorsqu'on y a tant contribué. Qui peut réellement éluder cette question ? Qui peut réellement éviter la réponse ? Qui peut jurer qu'il ne connaîtra jamais d'exil, de retirada ? Mardi 9, le rassemblement suivant l'évacuation brutale de la veille (Paris XVIIIème) est finalement "parti en manif" jusqu'à la Chapelle contre l'avis des plus "raisonnables". Quelqu'un a dit à la fin : "nous pouvons reprendre la rue".  L'art évolution ne se fait pas seulement derrière un écran, mais bien in situ.

Love Call,

Aux jardins d'Éole, s'est mise en place une remarquable entraide à laquelle nous pouvons tous participer, là comme en bien d'autres endroits que l'on saura trouver. Retrouver l'autre en nous, les nous-autres, participer à un cheminement vers les rives d'une fertilité véritable pour qu'aucun chant ne nous manque.

This Is Our Music

Les titres des paragraphes précédents ont été empruntés à ceux d'albums magnifiques du musicien Ornette Coleman. Ce même 11 juin, il nous a quittés et avec lui la marque d'impressionnantes trajectoires, d'une poésie de l'action, d'une caravane de rêves, d'une chronologie bouleversée. Il nous reste à jeter les bases de nouvelles illuminations.


Photos : B. Zon

    2 commentaires:

    Anonyme a dit…

    comme toujours, comme avec Les Allumés, un texte qui fait sens... merci. jacques

    Pellen a dit…

    Ben oui, en plein dans le mille. Les médias autorisés n'en parlent pas tout à fait de cette manière. C'est même à ça qu'on reconnaît qu'ils sont autorisés. Et merci pour ce beau clin d’œil à Ornette Coleman. Guy